Pavillons est accompagné d’une bande sonore de 43’32 minutes, vous pouvez l’écouter avant, pendant ou après avoir découvert le texte.

 

PAVILLONS


« Le son laisse des traces, et notre intérêt pour ces traces caractérise la vie moderne. L'appel à tourner notre attention vers un passé sonore en perpétuelle construction fait partie intégrante de notre présent. Nous contemplons une histoire produite par le (re)modelage permanent de l'expérience acoustique. La banalité de ce pouvoir sur le son et par le son est un trait essentiel de la modernité. »

Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore


« La musique du futur hybridera quasi certainement les hybrides à un tel point que l'idée même de source identifiable deviendra un anachronisme. »

David Toop, Ocean of sound : ambient music, mondes imaginaires et voix de l'éther


« What matter is what goes out from the speaker »

Andreas Gehm


« Il s'agit aujourd'hui de reprendre conscience du son, de s'en saisir, de parer à sa confiscation sécuritaire et marchande, afin d'en inventer des usages qui nous permettront d'habiter autrement l'espace acoustique et l'espace commun. »

Juliette Volcler, Le son comme arme


« I don't want a keyboard … I don't want to make music as we know it »

Morton Subotnick à Don Buchla, I dream of wires, Robert Fantinatto






Je fais des arrangements.
C'est ainsi que je répondrais si on me demandait ce que je fais quand je travaille le son.
Je fais des arrangements,
parce qu'en définitive, ma pratique consiste à écouter.

Je ne fais pas de musique, je ne fais pas de pièces sonores, je ne fais pas de compositions.
Cette distinction n'a plus lieu d'être quand on écoute

Je fais des arrangements.

J'écoute, je sélectionne, et je donne à voir/à écouter.
Je fais écouter mes arrangements.
Je me nourris des écoutes des autres,

Elles sont ici, là, partout, tout le temps, elles flottent dans l'océan sonique.
Les miennes, je les renvoie à la mer.
Les autres, je les attrape.
Avec des hauts-parleurs.

L'ère industrielle a changé à jamais le soundscape.
Par la pollution sonore, mais aussi parce qu'elle nous a donné les moyens techniques de nous réapproprier l’océan sonique.

J'ai fait un corpus d'arrangeurs, d'arrangements, d'histoire et de techniques d'écoute.
Scientifiques, plastiques, autoritaires, émancipatrices.

Elles vont et viennent,
Comme le ressac,
J'ai fait un arrangement de plus, d'une certaine manière.
Pour donner à lire et à écouter.
Des écoutes amplifiées.



DEVENIR PAVILLON


LA VIGIE

« Jamais l'age d'or de l'oreille n'a cessé. Il se perpétue, masqué par l'hégémonie de la vision. »

Alan Burdick, Now hear this : listening back on a century of sound

L'oreille, le parent pauvre de la vision ?

La modernité est depuis trop longtemps perçue à travers le seul prisme de la vision, comme si ce récepteur pouvait prévaloir sur les autres, ceci justifié par des raccourcis probablement trop rapides, des analyses trop superficielles de nos modes de consommation, de vie, de nos activités, de la simplification extrême qui nous dit que nos habitus de vie occidentaux et capitalistes ne pourraient être analysés qu'à l'aide d'un nerf optique.

Certes, des icônes aux panneaux publicitaires, de la tour de guet aux systèmes de vidéosurveillance, il ne semble n'y avoir eu qu'un pas d'une fluidité incontestable. Pourtant à l'heure où nous pouvons tout à la fois observer et écouter l'espace, il semble important de rétablir l'oreille, de faire tomber les murs du son, de parler de modernité sonore, terme que j'emprunte à dessein au livre de Jonathan Sterne du même nom, au même titre que l'on évoque la modernité visuelle.


DES PAUPIERES ?

Toutes les informations sonores sont insaisissables, elles sont immatérielles, elles flottent autour de nous : elles flottent et induisent une position tout aussi flottante, lacunaire, de nos récepteurs auditifs.
C'est probablement ce qui caractérise, d'ailleurs, l’immédiateté des sons : on les entend, on les écoute, on les ressent.

« Il serait captivant d'étudier les différences et les ressemblances en la « synthèse » musicale et la « synthèse » visuelle : comment la seconde renvoie plus évidemment, au premier abord du moins, à la recomposition de formes déjà données, tandis que la première semble plus extraire de ses machines des minerais nouveaux »

Jean-Luc Nancy, « Ascoltando », en préface de l' « écoute : une histoire de nos oreilles » de Peter Szendy


C'est là qu'intervient l'idée de « paupières d'oreilles » que développe Peter Szendy dans son livre, car, pour qu'il y ait synthèse du sonore, il faut d'abord qu'il y en ait une appréhension, et tout comme la vision implique d'ouvrir ses yeux, il convient d'ouvrir ses oreilles, et c'est en cela qu'il y a une distinction majeure entre quelqu'un qui écoute et quelqu'un qui entend, le premier étant celui qui saisit le sonore tandis que le second se retrouve dans une position de quasi-cécité, c'est à dire ayant conscience d'être entouré d'informations sonores sans pour autant pouvoir les identifier clairement, comme un dormeur se rendant compte, les paupières closes, qu'un rayon de lumière tente de traverser, en vain, la membrane qui recouvre ses yeux.


MINERAIS NOUVEAUX

Une fois sortis de la caverne, nos oreilles bien ouvertes, il m'apparaît important de revenir sur ces « minerais nouveaux » qu'évoque Jean-Luc Nancy, cette signature d'écoute comme la désigne Peter Szendy, car il s'agit ici, d'une seule et même chose, que je désignerai ici par le second terme, celui de signature.

Quand il nous apparaît aisé de communiquer un événement visuel avec l'un de nos semblables, à l'aide de cette « recomposition de formes déjà données », communiquer un fait sonore semble au contraire une entreprise difficile voire souvent vouée à l'échec.
Avec une attitude d'écoute, on s'approprie le sonore, on saisit son flot continu comme un peintre utilise sa chambre noire pour isoler son sujet, et, de fait, une fois le sujet saisi, on peut y apposer sa signature.


SILENCE ET BRUIT

« Rien ne doit rester en l'état, tout est sujet, sujet multiple, changeant d'identité pour être pleinement lui-même, soi-l'autre »

Alexandre Pierrepont, Petit traité de savoir-bruire


Je propose maintenant d'essayer de saisir ce que serait cette signature d'écoute. Pour cela, quelques précisions me semblent nécessaires par rapport à ce que nous considérons comme du silence ou à l'inverse comme du bruit.
L'expérience de la salle anéchoïque nous propose un constat simple : le silence n'existe pas. D'un point de vue physiologique, le simple fait que nous soyons vivants implique, de fait, le bruit relatif au fonctionnement de nos organes internes, comme une sorte de pollution sonore primaire.

Ensuite, 4'33 de John Cage vient confirmer ce fait, en reproduisant, finalement, de manière plastique, l'expérience de la salle anéchoïque, qu'il a vécue lui même, en faisant remarquer à l'auditeur que même en l'absence du jeu des musiciens, le flot des sons poursuit son cours, et que par conséquent l'idée même de silence n'est en fait qu'une projection de notre attitude d'écoute.

De cela on peut déduire que le silence n'est pas quelque chose qui n'existe pas, mais plutôt la toute première signature que nous apposons sur nos écoutes, car c'est bien là, je le pense, le dessein de John Cage que de pousser le spectateur jusque là passif à prendre conscience de son environnement sonore, et c'est d'ailleurs pour cela que cette pièce a valeur aujourd'hui de véritable pilier de la modernité sonore que je tente de dépeindre ici.


STOP, LOOK, LISTEN, SMELL

« Alors que ce sont les sens qui préviennent du danger, on s'en sert aussi pour le contrôler. Continuer d'aller de l'avant vers ce que l'on ne sait pas, vers ce qui remet en cause son propre savoir et l'usage qu'on en a »

Mattin, Devenir fragile

 

Écouter, puis apposer sa signature, reviendrait donc, à reconstruire à l'intérieur de soi des espaces sonores, comme celui du silence, qui, finalement, comme nous venons de le démontrer, n'existe qu'à partir du moment où nous le définissons comme tel, et ceci arbitrairement.
C'est donc bien en cela que la position d'écoute est une position de réappropriation, d'arrangement du sonore et c'est ce qui justifie l'apposition de sa signature.

Au-delà du fait de prendre la position de quelqu'un qui écoute, et, pour plonger plus profondément dans les méandres de l'océan sonique, il convient maintenant de réussir à traiter de manière efficace l'audible, en multipliant ces signatures pour construire ces espaces sonores intérieurs.

« Stop, Look, Listen, Smell », c'est donc la technique dite de la SLLS, technique employée par les forces spéciales américaines pour évoluer dans des zones de conflit où souvent l'opérateur est projeté dans un environnement qui lui est inconnu, un environnement hostile où il doit accomplir une mission précise. Cette technique, donc, qui a dans son appellation, presque valeur de mantra en célébrant les sensations, vise surtout, au niveau de l'écoute, à permettre à ces troupes d'élite d'être capables de créer des espaces sonores complètement nouveaux pour appréhender le théâtre de la guerre. Ils doivent se rendre capable de visualiser l'espace en s'appuyant sur des données sonores, être capable de distinguer le danger en interprétant le bruit, d'affiner leurs écoutes et leurs signatures pour identifier dangers et objectifs, dans un contexte sonore souvent saturé à l'extrême.

Prenons maintenant le cas du Dj, qui, finalement, doit accomplir le même travail de reconstruction interne du sonore, dans un contexte, lui aussi, encore, complètement saturé d'informations. Certes, on ne parle plus ici d'un risque de vie ou de mort en fonction de la bonne interprétation et du bon traitement de l'audible, mais mon but ici est d'appuyer l'importance de la construction de ces signatures lorsqu'on commence à écouter. Le Dj, donc, à l'écoute de ses disques, va s'employer à les resituer dans des espaces sonores intérieurs qui lui sont propres, afin, ensuite, de pouvoir restituer ses signatures d'écoute, dont dépendront, au moment de sa performance, ses choix d'enchaînement de disques, enchaînements qui ne pourront être remis en cause dans son esprit que si sa vigilance auditive lui dicte un changement de cap : des sifflets, une réverbération trop présente, un sound system qui s'épuise, toutes ces informations sonores perdues dans l'intensité du club.

Devenir pavillon vise donc à souligner l'importance de l'écoute quand on cherche à nager dans l'océan sonique, car sans ouvrir ses oreilles comme on ouvre des paupières, il nous est impossible de créer notre signature, c'est à dire de s'approprier toutes ces informations sonores qui flottent autour de nous de manière constante, car la fluidité du son implique pour nous, puisque nous ne pouvons y échapper, une position toute aussi souple et mobile, une position d'écoute et deréappropriation constante.


L'EFFET PAVILLON

 
GAVREAU ET LES VENTILATEURS


« Tout commença il y a quelques mois : j'étais en train de travailler dans mon bureau avec un ingénieur, M. Albert Calaora, lorsque nous fûmes soudain pris de sérieux malaises. Nous avions l'impression que nos têtes allaient éclater, et rapidement cela devint insupportable. Très intrigués, nous avons voulu en avoir le cœur net, et bientôt nous décelions la présence d'infrasons à très basse fréquence, donc inaudibles. Peu après, nous localisions l'émetteur : c'était un ventilateur géant que l'on avait installé le jour même dans un bâtiment voisin. »

Jacques Lesinge, entretien avec Vladimir Gavreau et Albert Calaora, L'aurore, 30 mai 1967. 


lCe qu'on apelle le « mythe Gavreau » est né de cette expérience que le chercheur a vécue dans son laboratoire : un ventilateur, amplifié par un conduit d'aération, diffusait une fréquence de 7Hz continue. Une information sonore inaudible, donc, pour l'oreille humaine, mais néanmoins captée par le corps, le son étant constitué de vibrations diffusées dans l'air. Ce que nous désignons comme étant le son n'est que la transcription de ces vibrations par nos récepteurs auditifs, et, ceux-ci, en fonction des espèces ou de leur état d'usure, ne sont capables d’interpréter qu'une partie plus ou moins élevée du spectre des fréquences. C'est donc cet espace sonore, qui nous est proprement inaudible, qu'a rencontré M. Gavreau lorsqu'il fut indisposé par la fréquence parasite causée par le ventilateur.

Partant de ce constat, il dirigea ses recherches en cherchant à reproduire un dispositif similaire, mais plus puissant et orientable à souhait, dans le but avoué d'en faire une potentielle « arme sonique », sorte de « rayon de la mort ultra puissant ». Le mythe nous dit que cette machine fut construite et testée dans son laboratoire du CNRS de Marseille, et que celle-ci fut tellement puissante que les deux chercheurs frôlèrent la mort, et qu'une onde de choc similaire à une secousse sismique se propagea dans tout le quartier. Il n'en fallut pas plus, semble-t-il, pour provoquer la colère des riverains qui enjoignirent l’institution scientifique de mettre un terme à ces expérimentations dangereuses. Il subsiste évidemment très peu, voire pas du tout, de preuves de cette expérimentation, ce qui nous oblige à nous baser sur le récit parfois contradictoire des deux protagonistes, ainsi que sur plusieurs écrits et témoignages de W.S. Burroughs, qui semble-t-il, fut très inspiré par l'histoire du rayon de la mort de ces deux scientifiques, n’hésitant pas à broder autour de cette « arme du futur » qui, a priori, relève plus du domaine de la science-fiction que du fait scientifique.

TREVE DE PLAISANTERIES

S'il fallait retenir deux choses du « mythe de Gavreau » et du ventilateur qui l'a engendré, c'est bien que la recherche autour de l'impact des sons sur l'être humain s'est construite difficilement, dans le sens où, s'il est avéré aujourd'hui qu'ils peuvent avoir un effet physiologique et/ou psychologique, ces recherches étaient pour beaucoup discréditées par des affabulations totales ; à l'instar de la « note brune », fréquence qui serait censé déclencher un relâchement pur et simple des intestins avec tout ce que cela implique.

« L'oreille a en propre chez l'être humain d'être un organe à la fois externe et interne, d'où peut-être la symbolique particulière qui s'attache au son et qui en fait un lien entre les différents mondes (réel, imaginaire) et les différents niveaux (physique, spirituel) »

Michel Chion, Traité d'acoulogie


Il y a, en termes d'effets du sonore sur le corps humain, deux catégories bien distinctes.

La première est celle qui utilise des ressorts que l'on peut qualifier de physiologiques. Les fréquences très basses peuvent altérer notre comportement ou influer sur nos humeurs parce qu'elles peuvent entrer en résonance avec nos organes internes ou avec notre squelette, elles sont d'ailleurs parfois surprenantes, car, même sorties du domaine de l'audible, nous pouvons continuer de les percevoir, mais avec le corps tout entier.

Les fréquences moyennes nous donnent l'impression que le son est plus fort en terme de volume, c'est ce qui fut, d'ailleurs, l'un des nerfs de la guerre dans la concurrence radiophonique du siècle dernier : comment se rendre plus attractif que mon voisin qui passe exactement les mêmes titres ? Tout simplement en sonnant plus fort : qui se souciera des qualités de mastering d'un titre sur son autoradio ou sur la radio de sa salle de bain ? On peut d'ailleurs encore constater ce phénomène lorsqu’arrive la publicité en plein milieu d'un blockbuster « Dolby Surround », et que la télévision se met à hurler, alors que personne n'a touché la télécommande.

Enfin, les fréquences hautes provoquent une envie de fuir, de se boucher les oreilles, tant elles nous paraissent stridentes. Tout le monde ne les perçoit pas de manière égale, l'érosion de l'audition chez les individus commençant par le haut du spectre sonore.

Nous sommes aussi soumis au volume sonore, qui peut générer de l’incompréhension en étant trop bas, le cerveau ayant peur du vide, il tentera toujours de reconstituer des bribes d'informations.
A un niveau trop élevé, c'est encore une fois une perte d'informations causée par la saturation du son, qui peut même se muer en douleur insupportable car les vibrations deviennent trop puissantes pour l'appareil auditif qui risque la destruction pure et simple.

Des battements peuvent aussi avoir une incidence sur le fonctionnement de notre cerveau, à l'instar de la Dreamachine de Gysin et Sommerville, en se synchronisant avec des variations de durée sur des fréquences précises utilisées dans le fonctionnement de notre cerveau.

De la durée d'exposition dépendront aussi les répercussions de l'écoute d'une plage de fréquence ou d'une écoute à fort ou à faible volume.

La seconde catégorie des effets du sonore sur l'être humain est celle qui s'appuie sur des ressorts psychologiques : l'information sonore a valeur de signifiant dès lors qu'elle est traitée par notre cerveau.

Il y a néanmoins plusieurs types de réactions : premièrement, de par notre condition humaine, il est par exemple normal d'être interpellé par un bruit sourd ; dans un réflexe de survie primaire, nous nous sentons obligés d'en identifier la source pour évaluer le danger. De la même manière, la manifestation d'un bruit « humain » (cri, paroles, bruits de pas) nous indique la présence d'un autre individu. Concrètement, ces réactions animales nous servent pour la plupart à deux choses : assurer notre survie et adopter un comportement social.

Ensuite l'ensemble de nos expériences vient ajouter à toutes ces réactions : notre culture, nos croyances, nos souvenirs traumatiques ou heureux existent de manière perpétuelle à l'intérieur de nous et possèdent des marqueurs sonores. Une personne ayant vécu des bombardements reste à jamais angoissé par le bruit des bombes ; une sonnerie, une alarme qui retentit, c'est un réveil, un téléphone, une alerte ; cette chanson que j'écoutais, je m'en rappelle et je souris.

« Tranquillement assis au pays de mes songes, j'écoute les puces de l'été hiberner sur ma petite chatte... »

David Toop, Ocean of sound: ambient music, mondes imaginaires et voix de l'ether


Notre mémoire sonore est puissante, notre appareil auditif emmagasine les informations de manière constante : tant qu'il y a de l'air pour propager les ondes, nous sommes en mesure d'écouter, c'est-à dire, pour grossir le trait, que dès lors que nous pouvons respirer, nous pouvons écouter (j'exclus ici à dessein la mémoire sonore in utero car il est toujours question d'écouter et non d'entendre). C'est pourquoi prendre en compte ce vécu sonore quand on parle des effets du son sur l'être humain est si important, car il dépasse notre entendement.

PROFESSEUR SNODGRASS

S'il en est un qui a su naviguer dans ces eaux troubles, entre mysticisme et sciences appliquées, tant son parcours est tour à tour invraisemblable, brillant, confidentiel mais surtout effroyablement novateur dans le domaine des applications des effets du sonore sur l'homme, c'est bien Harold Burris-Meyer, ou, comme il se faisait surnommer, semble-t-il, par ses étudiants et collègues, professeur Snodgrass.

« Harold Burris-Meyer contenait donc de multiples statues, et toutes portent aujourd’hui d’autres noms que le sien : pionnier de la stéréo, père de la musique d’ambiance, inventeur des effets sonores, développeur d’armes acoustiques, avant-gardiste du son directionnel, expérimentateur en sciences du comportement, fondateur de la psychoacoustique... Et en somme, à travers tout cela : découvreur de la fusion entre le spectacle et la guerre, fusion maintenant devenue, comme on sait, le principe physique fondamental sur lequel s’organisent les grands événements internationaux et – ce qui revient au même – les grandes réussites économiques. »

Juliette Volcler, Vie et mort d'Harold Burris-Meyer, (guerrier subliminal, 1902-1984)


De l'expérience de la scène au théâtre de guerre, il n'y eut qu'un pas pour Burris-Meyer, un pas aller-retour : Il commença par développer ses outils et ses recherches en sonorisant des salles de spectacle, en expérimentant des effets sonores aux propriétés diverses, tour à tour étant au service d'une représentation amplifiée jusqu'à la volonté de produire chez le spectateur des sentiments ou des sensations incontrôlées, ce qu'on désignera plus tard comme relevant du domaine de la psychoacoustique ; ainsi qu'en développant des outils de création, de captation et de diffusion du son répondant à un cahier des charges toujours infiniment précis : haut parleurs directionnels, micros directionnels, proto-vocoders. L'essentiel de ces recherches et procédés se retrouve dans les trois livres qu'il publia sur le sujet : Scenery for the theatreet Theatres and auditoriums avec Edward Cole, ainsi que Sound in the theatreavec Vincent Mallory.

Il fut dès ses débuts convaincu d'une chose : il nous est possible de suggérer quantités d'émotions et de comportements par le son. C'est ce qui fit son succès dans le monde de la représentation, mais c'est aussi ce qui le décida à rejoindre le domaine de la recherche dans les sciences comportementales.

C'est ainsi qu'il se retrouva tour à tour bruiteur pour le compte de laGhost Army, pilier de l'opération Fortitude, qui visa à leurrer l'armée allemande quant à la stratégie adoptée par les alliés pour le débarquement, en recréant plusieurs détachements constitués de véhicules et infrastructures militaires gonflables entièrement bruitées, faussement planifiées et discutées sur des enregistrements radios tout aussi faux (« l'équipe artistique » rattachée à la Ghost Army ira jusqu'à réaliser pratiquement l'ensemble des enregistrements au sein même de Fort Knox »). Puis, après guerre, employé par la C.I.A, il posa avec ses coreligionnaires les bases du concept « d'arme non létale » en poursuivant ses recherches psychoacoustiques, se rendant consciemment ou non, père d'un pan considérable des applications de la violence d'Etat et autre « no touch torture », porteuse d'une ironie proprement vomitive dans sa formulation (celle-ci semble en effet présupposer qu'il existe quelque chose comme de la « soft torture »). L'histoire n'en dit pas plus sur son implication dans la chasse aux communistes organisée par le service gouvernemental pour lequel il travaillait à l'époque.

Repassé dans le civil, il fut embauché chez Muzak Corporation, qui ne passa pas à côté de cette grande expérience. Muzak était en effet la première application des avancées psychoacoustiques dans la vie civile, au service, évidemment, de l’idéologie productiviste. Le grand projet de l'entreprise fut d'apporter la musique dans les usines, fournissant pour ceci à la fois le système de diffusion et les programmes, une musique dénuée de toute aspérité et calibrée pour « donner du cœur à l'ouvrage » à l'ensemble des travailleurs.

Burris-Meyer revint à ses premières amours sur la fin de sa vie, au théâtre . C'est le terme de son chemin aller-retour. Malgré des choix qui peuvent paraître aujourd'hui discutables éthiquement, il reste un personnage empli de mystère, on le disait plutôt porté sur l'humour et envisageant des applications tournées vers le bien commun pour ses découvertes. L'ensemble de ses recherches ne sont peut-être que ce qu'il faut retenir de lui ; c'est, en tout cas, ainsi qu'il marque l'Histoire, l'homme est retombé dans l'oubli, son travail est devenu un cas d'école.

Si on doit retenir quelque chose de l'Effet pavillon, c'est d'abord qu'il est certain que le sonore influe constamment nos comportements quand on écoute. Et, de la même manière, en rendant audible notresignature, nous venons influencer l'écoute de l'autre, c'est ce que la psychoacoustique et ses applications nous apprennent.

S'écouter ou écouter ?




PAVILLON BLEU, PAVILLON NOIR, PAVILLON BLANC

LA-RE, L'HALALI, LA-FA, LALAFALLOUJAH

« Faire l'histoire des chasses à l'homme, c'est écrire un fragment de la longue histoire de la violence des dominants. C'est faire l'histoire de technologies de prédation indispensables à l'instauration et la reproduction des rapports de domination »

Grégoire Chamayou, Les chasses à l'homme


Comme nous l'avons constaté, les recherches du siècle dernier sur la psychoacoustique ont permis des découvertes jusque là inconnues quant aux propriétés multiples des sons sur l'être humain. Tout du moins elles étaient inexplicables voire mystiques. Nous étions donc dans l'impossibilité de les reproduire pour les diriger.

Pour exercer un pouvoir unilatéral dans une société démocratique et capitaliste dans la manière dont nous l'exerçons aujourd'hui, il faut être capable de maîtriser la peur, car la brutalité ne peut être qu'au service d'un tyran. En clair, le chasseur doit marquer sa proie sans jamais décocher sa flèche. C'est précisément là que se trouve le vif intérêt suscité dans les plus hautes sphères du pouvoir par le concept du non-létal ; il est évident que la psychoacoustique s'y prête à merveille , car, si l'histoire récente démontre encore que le flash-ball et les grenades de désencerclement peinent encore à passer pour des dispositifs « non-létaux », nous ne connaissons pas encore de victime de bavure causée par un haut-parleur directionnel lors d'un mouvement social.

Pour entretenir cette peur, il a fallu déplacer le belliphonique (« spectre des sons d'un conflit armé » « qui n'existeraient pas si le conflit n'avait pas lieu » (J.Martin Daughtry, Listening to war) cité dans Entendre la guerre. De 14-18 à l'Iraq, de Violeta Nigro Giunta) dans le quotidien de tout à chacun. C'est dans la logique de la définition de la « zone de guerre » contemporaine. La torture s'est faite à grands renforts de musique « pop » , quand le spectre sonore des conflits armés s'est déplacé jusqu'à nos oreilles. Un pas aller-retour, encore : la guerre se mue en entertainment, l'entertainment devient une arme. Et les contours de la guerre deviennent si flous que les armes ne tuent plus ; mieux: c'est un grand divertissement à l'échelle mondiale, et la panoplie des accessoires scéniques se multiplie. La richesse du spectacle nous plonge dans l'apathie la plus totale.

Des sciences de la représentation à celles du comportement, un pas aller-retour, c'est Burris-Meyer qui se retourne dans sa tombe.

Quand le dispositif de la violence sonore d'Etat se fait ludique, apparaît « sans danger », il permet de redéfinir les frontières de l'espace public. Quand l’œil s'est déjà fait omniscient, l'urbanisme sonore vient compléter son office avec des dispositifs directement liés à la vision, comme celui présenté ci-dessus, qui permet à l'agent de pouvoir projeter son œil et sa voix. Projeter son autorité sur un territoire toujours plus large et mobile. Et, quand quelque chose lui échappe, des dispositifs autonomes prennent le relais : alarmes, « mosquitos », haut parleur ultrasonique, sirènes.

Tout comme on hygiénise l'espace public, on hygiénise l'espace sonore. L'océan sonique occupe une place majeure dans ce qu'on appelle maintenant « l’ordre public ». Les applications de la psychoacoustique réalisées avec l'aide de ces dispositifs sonores « non-létaux » ont chargé le sonore d'une dimension autoritaire ; pire, on fait de l'avancement technologique du XXe siècle et de la véritable révolution des pratiques d'écoute et de création sonore qui en découla, une véritable arme de répression et de contrôle au service d'une volonté hégémonique.

ULYSSE(S)

« Les habitants de Dallas ont été réveillés dans la nuit de vendredi 7 à samedi 8 avril par les 156 sirènes d’alarme de la ville. Des pirates informatiques ont réussi à en prendre le contrôle et les ont déclenchées toutes ensemble, plongeant la capitale texane dans la panique. Le vacarme a duré plus d’une heure et demie, à partir de 23 h 40, jusqu’à ce que les autorités municipales coupent l’ensemble du système. » Source: http://www.lemonde.fr/ameriques/video/2017/04/10/dallas-des-pirates-informatiques-declenchent-toutes-les-sirenes-d-alarme-de-la-ville-en-pleine-nuit_5109046_3222.html#StBf7EJz1TU58ZCx.99

« Le cadre de l'image est « franc », alors que le cadre du son est « flou », omnidirectionnel »

Claude Bailblé, L'image-poids, cité dans Le son au cinéma de Michel Chion


A partir de cette citation, Michel Chion démontre que « le pouvoir séparateur de l’œil est beaucoup plus fort que celui de l'oreille », c'est-à-dire que plutôt que de localiser un son, ce qui est proprement impossible, puisqu'il se diffuse dans l'air, notre oreille s'attache à localiser sa provenance. Et, étant donné que la plus grande partie des perturbations psychoacoustiques reposent sur le fait que le cerveau, rendu incapable d'identifier la source sonore, s'en retrouve désorienté d'une manière ou d'une autre, on est alors en droit de supposer que l'identification pure et simple de cette source viendrait alors annuler ce processus de désorientation.

C'est d'ailleurs ainsi que Chion illustre son propos, par l'impression étrange que provoque la bande-son du cinéma de Jacques Tati . En effet, par le « sur-bruitage » ou l'utilisation de bruitages situés hors-champ, il vient brouiller radicalement notre lecture d'une scène, en empêchant notre cerveau de reconstruire les liens logiques entre ce qu'il voit et ce qu'il entend.

« Listening to War cite aussi ce vidéo-blog, Hometown Baghdad, où un étudiant explique avoir écouté depuis son appartement la « symphonie des balles » provenant de la rue : et l'on y découvre l'histoire de Tareq, qui a passé son temps enfermé avec sa mère, à Sadr, pendant les affrontements, jusqu'au jour où mère et fils ont commencé à « entendre volontairement » les kalachnikovs comme s'il s'agissait de zanbur, ces tambours bédouins d'un timbre très similaire. C'est au cœur de leur imaginaire et de leur réclusion qu'ils composaient leur propre musique. L'écoute comme composition, qui transforme les armes en instruments, autorise la création d'un territoire auditif pour résister à la campagne sonique imposée »

Violeta Nigro Giunta, Entendre la guerre. De 14-18 à l'Iraq.


Cette dimension autoritaire du sonore reposant sur l'effet psychoacoustique pourrait-elle alors être complètement annulée par une forme de mise à nu de ses méthodes, c'est-à-dire en refusant une position lacunaire, en écoutant, et en dévoilant les dispositifs sonores qui la mettent en œuvre ?

C'est, peut-être, en filigrane, ce qu'ont voulu démontrer les hackers qui ont littéralement semé la panique dans les rues de Dallas. Et c'est surtout ce que veut démontrer le collectif Escoitar dans sa pièce sonore Sonic Weapons, qui tente de dépeindre une vue d'ensemble des différentes technologies sonores et de leurs usages dans l'exercice du pouvoir et du contrôle social, en utilisant une forme volontairement documentaire. Leur but est de donner les clés de lecture de ces dispositifs que leurs instigateurs souhaitent nous rendre invisibles, où tout du moins non identifiables.

Faire apparaître les rouages de cette machinerie pour les démonter.

Annuler cette violence sonore gardienne de « l'ordre public ».

En reprenant notre position d'écoute, et en faisant résonner de nouveau nos écoutes, on réhabilite l'océan sonique comme un espace de partage recomposable en soi et pour soi, seul ou avec d'autres, et non comme un organe de contrôle. Une dégradation-recomposition formée en réponse directe à la dégradation éthique que constitue son utilisation au service du pouvoir de l'Etat.




LE PAVILLON DE SES REVES

« Et puis, il y a toi. Toi, à qui mes écoutes sont adressées. Toi qui parfois, c'est si rare, m'écoutes écouter. »

Peter Szendy, Ecoute : une histoire de nos oreilles


Cet océan sonore que nous voulons écouter, ces écoutes qui font la richesse du sonore, loin des perversions soniques, loin d'une logique de résistance contrainte, certains ont pu nous faire entrevoir les possibilités qu'offrent la modernité sonore et technologique.

Je pense au loft de Phil Niblock et au système Hi-Fi des années 50 qui l'équipe, seul lieu où sa musique résonne vraiment, selon ses dires. Je pense aux réverbérations folles d'Alvin Lucier déclenchées par des processus d'enregistrement et de diffusion successifs. Je pense aux circuits 8-bits de Tristan Perish. Je pense à tous ceux qui envisagent leur pratique sonore à travers des moyens techniques qui leurs sont propres ou qu'ils s'approprient.

C'est, pour moi, le dispositif sonore qui est au cœur de cette modernité électroacoustique des émetteurs et des receveurs : d'une membrane à une autre, de pavillon à pavillon.

Le dialogue de l'oreille et du haut-parleur.

Et si je m'y intéresse tant, c'est parce que je vois la maîtrise de ce dispositif comme étant le seul moyen de restituer au plus proche mes écoutes, puisque je peux alors reconstituer au plus proche le contexte acoustique de ma musique intérieure, je peux alors faire entendre ma signature.

Permettre l'écoute de ma signature, c'est me mettre à ton côté, toi qui m'écoutes. C'est refuser de te rendre subalterne, de t'individualiser, c'est déjouer toute mascarade d'autorité ou d'autoritarisme.

En tendant la main, en tendant l'oreille, en restant fragile, on rétablit l’océan sonore comme espace commun, comme espace de partage de nos écoutes.

On le décolonise, on le considère tel qu'il est : continu, omnidirectionnel, recomposable en soi, pour soi, seul où avec les autres ; nécessairement libre.




BIBLIOGRAPHIE :

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- Theatres & Auditoriums

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- Le son au cinéma

- Le son, traité d'acoulogie

CRITIQUE (collection) - n°829-830 - Musique, violence, politique

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MATTIN (éditeur) – Noise & Capitalism

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STERNE, Jonathan - Une histoire de la modernité sonore

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TOOP, David – Ocean of sound : ambient music, mondes imaginaires et voix de l'éther

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- Le son comme arme

- Vie et mort d'Harold Burris-Meyer (Guerrier Subliminal, 1902 -1984) (publié initialement dans la revue GESTE n°8, puis mis en ligne sur le site de la revue ARTICLE 11)
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WEIZMAN, Eyal – A travers les murs

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